Interview avec Indira Béraud

Que vous a inspiré l’espace des Vitrines pour votre curation des Vitrines 2025 ?

« Je suis partie de l’espace, de ses contraintes et ses possibilités. Les Vitrines sont un espace linéaire de 25 mètres de long, segmenté par des piliers, et cet agencement m’a évoqué un plan en coupe d’un appartement. Je me suis remémoré la performance de Marina Abramović, The House with the Ocean View (2002) présentée à la galerie Sean Kelly. L’artiste vivait sous le regard du public dans trois cellules qui reconstituaient, de façon très minimaliste, un environnement domestique. Le film Dogville constitue également — et certainement plus encore — une référence essentielle. Une partie de sa puissance réside dans sa mise en scène : l’absence totale de murs, seulement symbolisés par des traits dessinés au sol, expose les dynamiques et les abus de pouvoir qui se jouent dans l’espace domestique, et révèle donc ce qui demeure habituellement caché. Cette absence de cloisons véritables, c’est quelque chose que l’on retrouve dans l’espace des Vitrines et avec lequel je voulais jouer. L’idée était donc d’appréhender ce lieu comme un appartement, un espace intime et domestique, exposé à la vue de toutes et tous. »

En partant du travail d’Isabella Benshimol Toro, comment est né le projet « The Phantom of Liberty » ?

« Le travail d’Isabella Benshimol Toro, que je suis depuis un certain temps et qui me parle beaucoup mobilise justement des objets et des éléments de la vie intime et domestique. Sa pratique interroge notamment les dynamiques de pouvoir à l’œuvre dans la société. Elle intègre aussi parfois des pièces de monnaie, et ce croisement entre économie et intimité rappelle que les relations humaines sont traversées par des logiques de transaction. Cette tension entre corps et capital, entre désir et échange marchand, souligne la manière dont les structures économiques influencent nos rapports intimes et redéfinissent les notions de liberté et de domination. Ce n’est pas uniquement une affaire privée, mais un enjeu de pouvoir structurel. Cela m’évoque le travail d’Andrea Fraser, en particulier ce film (Untitled), dans lequel l’artiste couche avec le collectionneur qui achète la vidéo.
Les œuvres d’Isabella abordent tout cela de façon narrative. Elles construisent une intrigue, une dramaturgie silencieuse, assez nostalgique. Un string figé dans de la résine, abandonné sur une chaise de bureau, renvoie à une action passée : celle de se déshabiller, notamment. Les pièces convoquent un corps qui n’est jamais représenté directement, mais dont la présence se fait sentir à travers les traces, les fluides, les formes laissées derrière lui. Ce renversement des normes morales et des conventions sociales dans cette façon d’exhiber ce qui ne se montre pas, me plaît parce qu’il révèle les dynamiques qui sous-tendent les règles ou les normes qui régissent nos comportements. C’est un procédé de subversion que l’on retrouve aussi dans Le Fantôme de la liberté de Luis Buñuel, dont le titre de l’exposition s’inspire. »

Le Kurfürstendamm, où se trouve l’Institut français Berlin, est une avenue célèbre pour ses magasins de luxe. Que pensez-vous de ce lieu de présentation du travail d’Isabella Benshimol Toro, axé notamment sur les notions d’intime, de valeur et de pouvoir ?

« Il y a bien sûr les boutiques de luxe, mais il y a aussi le cinéma qui accueille les Vitrines, et je pense que l’exposition, les scénarios qui s’y déploient et les références qu’elle mobilise renvoient davantage à l’univers cinématographique qu’aux enseignes de la grande avenue. C’est quelque chose qui revenait souvent dans nos discussions : comment éviter que l’installation ressemble à du set design de mode ou de luxe, alors même que nombre d’objets intégrés sont des ready-made que l’on pourrait retrouver dans ce type de boutiques ? »

Vous exposez à Berlin pour la première fois, qu’est-ce que cela signifie pour vous en tant que curatrice d’art contemporain ?

« C’est très important pour moi ! C’est une ville que j’aime beaucoup et où je n’étais pas retournée depuis longtemps. Elle a beaucoup changé depuis ma dernière visite, il y a une dizaine d’années. Les prix ont malheureusement beaucoup augmenté, ce qui je pense impacte directement la scène artistique… Séjourner ici est aussi une occasion précieuse de tisser des liens : visiter des ateliers, rencontrer des artistes, pour éventuellement les inviter en France, ou des commissaires avec lesquel·les j’aimerais collaborer à l’avenir. Le contexte politique est également particulier, à la veille des élections, et cela transparaît au quotidien : dans les discussions, dans l’ambiance générale. En ce sens, je suis soulagée et heureuse de voir que des artistes comme Nan Goldin ont le courage de prendre la parole sur la situation à Gaza notamment, malgré les pressions exercées. La Berlinale a aussi été un espace de prises de parole essentielles, et il est crucial que ces lieux restent des espaces de résistance et de débat. »