Pour la deuxième année consécutive, le concours d’idées d’architecture du Fonds Perspektive invite architectes, designers, architectes d’intérieur, et artistes (de manière individuelle ou collective) des scènes française et allemande à partager leur projet autour d’un thème spécifique. En 2024 le concours a pour titre « Dream Kitchen ».
De tous les espaces de l’habitat, la cuisine est le plus complexe à concevoir. On y trouve de l’eau froide, bouillante ou en glaçons, des plaques chauffantes, un réfrigérateur, un congélateur, des ustensiles tranchants et des aliments qui ne doivent pas dépasser leur date de péremption. Et c’est là que, au fil de préparatifs plus ou moins lents et savants, un repas prend tournure. Un temps qui selon les circonstances peut être un plaisir, nécessaire, déprimant, vital pour la cohésion familiale ou hautement social à l’occasion de fêtes et de célébrations. La cuisine est aussi un endroit de fabrication, d’improvisation et de transmission. On s’y retrouve entre ami.e.s ou en famille pour échanger ses connaissances, nouvelles techniques et vieilles recettes. Lieu de création et de partage au sein d’un groupe d’individus, la cuisine est ainsi un espace politique où les notions de communauté, tradition, culture et sensibilité sont cruciales. Rares sont les architectes qui ont expérimenté ou tenté de réinventer sa forme et ses fonctions.
En 1926 Margarete Schütte-Lihotzky crée sa célèbre « frankfurter küche », première cuisine équipée de l’histoire. Sur moins de dix mètres carrés, l’architecte propose un espace fonctionnaliste, où de nombreux détails sont pensés afin de faciliter le rangement et le travail. Ce qui, au premier regard, est une évolution majeure peut aujourd’hui être vu comme un outil d’aliénation des mères de famille (on ne mange pas dans cette cuisine et une seule personne peut s’en servir à la fois). De son côté, Gordon Matta-Clark fonde en 1971 un artist-run-space à New York appelé FOOD. Plutôt qu’un espace d’art contemporain où on accroche des œuvres, l’artiste installe une grande cuisine industrielle ouverte, et invente un lieu où les créateurs de Soho se retrouvaient pour cuisiner ensemble puis dîner, le plus souvent sans rien payer. Enfin, dans les années 1990, l’arrivée de l’esthétique relationnelle — concept formulé par Nicolas Bourriaud — voit les expositions devenir des lieux conviviaux où préparer à manger et partager un repas font office d’œuvre d’art (sous l’impulsion de Rirkrit Tiravanija, suivi d’Ólafur Elíasson et Raumlabor). Ces exemples nous prouvent que la cuisine ne se limite pas à trois meubles et quelques ustensiles, mais qu’il s’agit de créer un espace vivant et vital pour la société.
Que devient la cuisine en 2024, après une pandémie qui a retenu une partie de la population mondiale chez elle pendant des mois ? En un temps où une crise du logement touche toutes les métropoles ? Alors que l’inflation pèse de plus en plus sur les prix des denrées alimentaires et à l’heure où les pénuries, ne serait-ce que l’accès à l’eau potable, déterminent la vie de milliers d’êtres humains ? Sans oublier les questions soulevées par le quotidien le plus trivial : qui cuisine et comment ? A l’heure où la plupart des personnes sont occupés durant la journée par un emploi, qu’il soit à l’extérieure ou dans leur foyer, mais aussi où les commandes à emporter et les livraisons à domicile sont réalisables depuis chaque smartphone.